Comme à chaque fois, mes yeux fuient frénétiquement son regard quand, par chance, par hasard, elle pose ses deux perles chocolat sur moi. Ou derrière moi, plutôt. À travers moi, même. Parce que je suis invisible. Toujours et à jamais. Du moins j’essaie. J’aurais aimé être invisible. J’aurais aimé que le monde entier m’ignore, m’oublie. Le monde, sauf elle. Mais voila, tout est toujours mal fait et le monde ne m’ignorera jamais. On n’ignore pas son bouffon favori. Ca serait du gâchis. On rit bien avec le bègue. On rit bien du bègue. En revanche, elle, un jour, elle m’oubliera. C’est sûr. Alors avant qu’elle ne sache plus qui je suis. Avant qu’elle en regarde un autre. Qu’un autre la remarque. Qu’un autre ose. Je vais oser. Maintenant ! Mon coeur bat la chamade et j’ai cette impression étrange que tous les élèves dans le couloir peuvent l’entendre. C’est faux. C’est impossible. Il y a bien trop de brouhaha qui masque les battements irréguliers de mon coeur malade d’amour. Un amour futile. Un amour d’adolescent. Sans importance. Peut-être. Peut-être pas. Elle rit. Ses amies l’imitent et moi… Moi, j’hésite. Je suis toujours appuyé contre mon casier, radotant silencieusement cette phrase triviale cent fois répétée les heures auparavant. Je la connais par coeur. Je me suis fait mille scénarios et rien ne semble avoir été laissé au hasard. Rien sauf cette pathologie incontrolable. Ingérable. Au moment où les deux amies d’Emilia prennent congé d'elle, mon coeur a un raté. C’est maintenant ou jamais. Une inspiration. Une expiration. En deux pas je rejoins la brune. Je suis rapide. Beaucoup trop. Son regard interrogateur se pose sur moi et déjà je regrette cet excès de confiance. Tu te prends pour qui Clyde ? Pourquoi tu voulais lui parler ? Elle s’en fout de toi. Tant pis, c’est trop tard. « J-j-j Je voulais t-t- te demander quelque chose. » Muette elle attend. Patiente et respectueuse. Elle ne semble pas tenir rigueur de mes bégaiements. C’est ce qui me plait. Me rassure. Mais finalement, est-ce vraiment suffisant ? Mes yeux osent enfin soutenir son regard et instinctivement, je fronce les sourcils avant de passer une main tremblante dans mes cheveux. Je rassemble une dernière fois ces mots qui vont nécessairement peiner à sortir, avant de me lancer sur un sentier sans retour. Un regard derrière moi pour vérifier que personne d’autre n’écoute et j’ose enfin rompre ce silence. « V-v-v voi-voi voila. Tu me p-p plais bien et… » Elle fronce ses sourcils et je sais que c’est foutu. J’aurais dû le savoir avant de commencer à ouvrir la bouche. Pourtant, même en sachant que j’étais perdu, vaillant et déterminé, j’osai reprendre ma phrase. La terminer. Sans pour autant oser soutenir son regard. Cette fois, je fixai mes mains qui se tortillaient nerveusement. Pathétique, comme toujours. Je n’avais jamais été le mec populaire, celui qui s’amusait à faire rougir les filles grâce à un simple clin d’oeil. Je ne le serai jamais. Les Henessy ne sont pas de ce genre là. «  T-t tu voudrais sortir avec moi ? » C’était sorti si vite que je n’étais même pas certain qu’elle puisse avoir complètement tout compris. Peu importe, j’avais limité la casse et à présent, j’attendais le coup de grâce. L’important, ce n’est pas ce qu’elle a dit après ça. Ni comment elle l’a dit. Je savais qu’elle dirait non. Non, parce que je ne lui plais pas. Non, parce que c’était pas le moment. Parce que . Parce que. Parce que. Il y a toujours une bonne raison pour ne pas dire "oui". Tant pis. Depuis ce jour, j’ai décidé de l’oublier. L’oublier avant qu’elle ne m’oublie. Et de l’ignorer. Ignorer mon échec. Refouler cet échec. Parce que finalement, refouler les choses, c’est ce que je fais mieux.  

(...)

J’entends la porte claquer. J’écrase machinalement ma cigarette avant d’afficher un sourire forcé. Elle est belle. Elle est magnifique. Malgré ce sourire hypocrite qu’elle affiche constamment pour m’endormir. Elle pense qu’elle cache bien son jeu. Elle pense que je n’ai pas remarqué son trouble. Ses troubles. Mais comment ne pas le remarquer. Les remarquer. Ses cernes sont la preuve que tout ne va pas bien. Que rien ne va plus. Mais peu importe. Elle sourit. Je souris. On sourit. Parce qu’aucun de nous ne souhaite briser la glace. Elle m’enlace avec enthousiasme. Beaucoup d’enthousiasme. Putain elle joue bien la comédie la française ! Mieux que moi certainement. C’est pas difficile. Ses lèvres viennent se perdre dans mon cou alors qu’elle me susurre quelques paroles qui ont pour but (certainement) d’éveiller ma curiosité «  J’ai une grande nouvelle » Je déglutis nerveusement. Moi aussi j’ai une grande nouvelle, mais c’est pas ce genre de nouvelle qui enthousiasme qui que ce soit. Au contraire. Elle m’a certainement sentit me tendre et elle s’écarte de moi, le regard pétillant, comme il y a six ans. «  Tu devrais t’asseoir  » Malgré moi, je m’exécute. Je sais que je ne devrais pas. Je sais que je devrais l’empêcher de continuer avant que moi, je lui ai dit ce qui me tenait à coeur. Après ça je ne pourrais plus faire machine arrière. Pourtant, comme à chaque fois, je m’enfonce sciemment dans la piège. Presque joyeusement. Parce que finalement, en bon lâche, je sais qu’après l’annonce de sa ‘bonne nouvelle’ il ne sera certainement plus approprié de lui avouer que je compte la quitter. Tout quitter. «  Je suis enceinte !  » Elle saute de joie. Elle tourne sur elle-même, tandis que je m’enfonce un peu plus dans le sofa. Merde. «  T—t-t’es sûre ? » Presque sept ans que je ne bégayais plus. Ou presque. Et voila que sous le choc, cette merde refait son apparition. J’ai l’impression de   faire un bon en arrière, comme lorsque je stressais tellement que je ne pouvais plus enchaîner deux mots sans devoir m’arreter. Pourtant, cette fois, mon malaise est justifié.  Elise, ignorant ma réaction, trop égoïste pour remarquer quoique ce soit chez quelqu’un d’autre qu’elle, éclate de rire avant de s’asseoir à côté de moi. Ses doigts enlaçant les miens. «  C’est super, non ? J’entame le troisième mois. » «  Hum…Oui…Super. » Comme toujours, elle ne me laisse pas finir. Ou même commencer. Voila qu’elle part dans un monologue que j’écoute à moitié mais que je connais déjà par coeur. Une énumérations de remarques sur mon hygiène de vie parfois douteuse et sur mes fréquentations souvent ‘remarquables’. Enfin, pas remarquables dans le bon sens du terme.
C’est toujours pareil parce que finalement, on n’a jamais voulu que ça soit différent. Trop effrayés, autant l’un que l’autre, par le changement. On pensait, que si on répétait chaque jour ce qui nous rendait heureux les premiers temps, on entretiendrait éternellement notre complicité. On s’est trompé. On s’est tué. La routine nous a confronté à nos différences. Nous ne sommes pas du même monde. Jamais. Et si j’ai longtemps essayé, longtemps voulu, faire partie de ce monde. Son monde. Je me rends compte que ce n’est pas possible… Peut-être parce que j’ai essayé d’intégrer son monde pour les mauvaises raisons. Peu importe, on ne revient pas en arrière. C’est finit. Elle le sait et elle s’agrippe à moi. M’enchaîne avec ce bébé. Cette promesse d’un futur encore plus hypocrite.